Castres sans autoroute

c'est possible

collectif Autreroute


Un débat? Quels débats? Quel débat?

 Le soir du mercredi 21 octobre s’est ouvert le débat sur le projet de liaison autoroutière entre Castres et Toulouse, par la première réunion publique, salle Gérard Philippe, à Castres. « L'autoroute au pied du mur » annonçait la veille le quotidien régional, fervent partisan du projet de mise en concession privée de cet équipement. Drôle de formule... Quel obstacle se dresserait donc face au raz-de-marée médiatique et institutionnel qui déferle sur le bassin de Castres-Mazamet depuis plusieurs mois, afin de nous assurer que toute la population se mobilise en faveur du projet? D'ailleurs, qui oserait contredire une aussi belle unanimité, un tel élan en faveur de cet équipement? « Nous avons besoin de l'autoroute » : qui pourrait ne serait-ce qu'imaginer mettre en question cette évidence, martelée sous toutes les formes (articles de presse, interviews, affiches, vidéo-clip...), par des hommes et des femmes, souhaitons-leur de bonne foi. Mais peut-être faut-il voir dans cette formule, « l'autoroute au pied du mur », la trace d'une angoisse impossible à refouler, qui étreindrait les plus fidèles partisans du projet au moment où il est ainsi mis en débat sur la place publique : et si notre décision de nous placer ainsi, depuis plusieurs mois, sur le terrain du plébiscite organisé et non sur celui de l'argumentation claire et raisonnée, nous amenait en effet droit dans le mur? Qu'on ne se trompe pas. Ce sont en effet les partisans de l'autoroute qui se retrouvent aujourd'hui placés en première ligne, non ses opposants. Car il va leur falloir démontrer pourquoi ce projet d'autoroute privée est le plus à même de faciliter le désenclavement du bassin Castres-Mazamet, et donc d'assurer son développement économique et social. Il va leur falloir justifier le coût exorbitant de sa réalisation, alors qu'on comprend que le chiffre annoncé de 300 millions d'euros est largement sous-estimé. Par quel artifice rhétorique feront-ils avaler aux habitants du bassin, un coût du péage à 15 € aller-retour, alors que ces derniers ont comme référence les 2,60 € du péage de l’autoroute Albi-toulouse. Gageons qu’ils déploieront beaucoup d'à propos, et un sacré sens de la formule, pour réussir à dissuader les citoyens d’utiliser d'autres termes que ceux de « vol scandaleux » pour qualifier l'intégration à l'éventuelle autoroute payante des déviations de Soual et de Puylaurens, déjà financées et, pour l'instant, utilisées gratuitement par les usagers, tout simplement parce qu'ils les ont payées avec leurs impôts. Pour toutes ces raisons (et pour tant d'autres) on peut mieux comprendre maintenant pourquoi les partisans de l'autoroute, et en tête le maire de Castres Pascal Bugis, se sont à ce point opposés à l'organisation d'un débat public. Mais désormais, messieurs les joueurs, il est temps d'abattre votre jeu : quinte flusch, paire de 2 ou bluff total? Ce sera là, soyons-en convaincus, l'un des premiers apports du débat : ce qui a été dissimulé derrière la propagande du « besoin d'autoroute » va devoir se dévoiler.

Jusqu'à preuves du contraire, Castres est une ville française, et notre pays vit en démocratie. Or, la démocratie ne se nourrit que de débats, c'est-à-dire d'oppositions, mais qui doivent avoir pour base la présentation d'arguments rationnels, vérifiables, et divers. Tout vrai démocrate ne peut donc que saluer la tenue d'un débat public sur une question aussi fondamentale pour l'avenir de notre bassin. Posons le problème sans détour : l'ensemble des responsables locaux qui ont dénoncé publiquement son organisation comme une « perte de temps » imposée par « des ronds-de-cuir » parisiens méritent d'être interrogés publiquement sur leur conception de la démocratie. Ce sont les mêmes qui affirment sans vergogne que toute la population soutient le projet. Rappelons-leur ces évidences démontrées au quotidien par les sciences sociales : aligner les témoignages en faveur de l'autoroute n'établit en rien ce que pensent « les Castrais »... Convier quelques centaines de personnes un dimanche matin, à venir chanter en play-back un texte d’une écriture faible et assez grotesque ne prouve rien non plus... Les « Castrais » au nom desquels tant de monde entend parler, ce sont pour beaucoup des hommes et des femmes qui se disent aujourd'hui, en toute bonne foi, partisans du projet d'autoroute concédée, mais qui s'y opposeront dans quelques jours, quand ils auront appris le montant astronomique du péage... Et c’est encore aux « Castrais » à qui on fait croire de manière mensongère qu'il n'existe pas d'autres solutions, ou seulement dans un avenir si lointain que l'abandon de ce projet autoroutier signifierait la mort annoncée de notre bassin d'emplois... Il y aurait tant à dire sur la manière dont les partisans de l'autoroute ont jusqu'à présent orienté les esprits, grâce à des moyens techniques et financiers publics importants. Il faudra d'ailleurs un jour se demander si leur utilisation était légitime, et surtout légale. La question démocratique, encore une fois : a-t-on envisager de doter les opposants au projet de moyens égaux pour faire entendre leur voix, et permettre ainsi aux citoyens de se faire une véritable opinion, autre que fabriquée et imposée? On me répliquera qu'il s'agit là d'une interrogation ubuesque, car une « union sacrée » se serait manifestée autour de ce projet.
            L'union sacrée... en tant qu'historien de la Première Guerre mondiale, le retour de cette expression m'interpelle. Serions-nous en guerre? Et si oui, contre qui? Contre les terribles agents du collectif RN 126, dont l'égoïsme intransigeant priverait les populations de Castres- Mazamet de l'équipement auquel ils aspirent depuis des décennies? Contre l'État, qui refuse de mettre les moyens nécessaires à l'aménagement indispensable de la route entre Castres et Toulouse? Contre l'injustice, qui voit la préfecture albigeoise disposer des aménagements et des moyens nécessaires à son expansion économique, alors que la sous-préfecture en serait privée? Et pourquoi pas contre la fatalité, qui semble s'acharner à contrarier le développement de notre bassin? Plus sérieusement. Si le Président de la République Poincaré avait inscrit dans le marbre, début août 1914, l'expression « union sacrée », c'était pour qualifier l'alliance de tous les Français face à la menace allemande. Mais depuis plusieurs semaines déjà, les médias de l'époque appelaient à une telle union, qu'ils qualifiaient pour leur part de « silence des partis » : invités à taire leurs divergences et leurs oppositions le temps des hostilités, les organisations politiques et syndicales devaient passer sous silence leurs conceptions propres, afin de faire front commun face à l'ennemi. Les mots sont coriaces : dans leur choix même, on voit donc comment les partisans de l'autoroute souhaitent taire toute opposition. Et se pose, une dernière fois, le problème suivant : est-il vraiment démocrate, celui qui, dans un débat, souhaite priver de parole son contradicteur? La question démocratique, toujours...
            De fait, ce débat, que certains souhaitaient à tout prix éviter, a lieu. Nul ne sait ce qui va en sortir. Les dés sont-ils pipés dès le départ? Ce débat public ne serait-il qu'une mascarade, destinée à enrober de légitimité démocratique une décision de mise en concession de l'autoroute, déjà prise au niveau gouvernemental? Les sceptiques et les cyniques acquiescent. Il n'empêche : pour toutes les raisons évoquées plus haut, on ne peut que se féliciter de sa tenue. Mais il reste désormais à se poser  la question, fondamentale, de savoir ce qui est effectivement mis en débat. Car soyons-en sûrs : c'est bien plus que d'un simple équipement autoroutier dont il doit être question dans les semaines qui viennent.
            La DREAL (direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement), responsable du projet mis en débat, a, de manière très fine, tenté de nous faire croire que la discussion devait se limiter à deux alternatives. Nous serions confrontés à un choix simple, très (trop) clairement posé : une autoroute payante d'ici 2015, ou bien une deux fois deux voies gratuites, mais pas avant 2025. Mais qu'est-ce qui justifie de ramener ainsi le débat à une alternative binaire entre deux projets routiers au final très proches, leur coût d'usage mis à part? Absolument rien. La présidente de la Commission Particulière du Débat Public, Danielle Barrès, l'a d'ailleurs rappelé avant même la date officielle d'ouverture du débat, le 21 octobre : toutes les solutions peuvent être envisagées, toutes doivent  être envisagées. Encore une fois, on ne peut que voir dans cette présentation tendancieuse de la DREAL un signe de plus de la volonté des partisans du projet d'étouffer toute discussion, d'éteindre  toute opposition, de s'éviter toute remise en cause.
            A gauche, nombreux sont ceux qui ont accepté, sans toujours apercevoir les apories promises à tel choix, de s'inscrire dans cette alternative simpliste. A leurs yeux, l'objet de l'opposition résiderait essentiellement dans la question de la gratuité. Ils se reconnaissent dans la démarche du  Président socialiste du Conseil Régional de Midi-Pyrénées, Matin Malvy, qui a fait voter une motion réclamant que le financement d'une deux fois deux voies gratuite entre Castres et Toulouse soit assuré par le futur grand emprunt national. Habile politiquement, cette démarche laisse cependant un point important en suspens : que deviendra la position du Conseil Régional, si jamais la commission chargée d'établir les projets concernés par l'emprunt refuse d'y intégrer l'autoroute Castres-Toulouse? S'opposera-t-il alors encore à l'autoroute concédée? Ou laissera-t-il les partisans de la deux fois deux voies gratuites seuls face à leurs regrets, condamnés à ressasser leur nostalgie d'un équipement routier d'un autre temps,  celui où l'automobile était reine?
            Le monde a changé depuis les années 1970. Si la construction d'une autoroute ou d'une deux fois deux voies pouvaient alors apparaître évidente, il n'en va plus de même aujourd'hui. Le vote de la loi Grenelle I, la mise en place de la taxe carbone, la certitude que les coûts des carburants vont mécaniquement exploser dans les années qui viennent, tout devrait amener à remettre en cause un projet fondé sur une conception archaïque des déplacements et du développement économique, centré sur le recours à l’automobile individuelle. Pourtant, même à gauche, on sent encore une forte résistance à intégrer la question environnementale dans les argumentaires qui sous-tendent l'opposition à l'autoroute. C’est surprenant , et nous aurons l'occasion de développer ce point dans les trois mois que vont durer ce débat public, car c'est bien dans l'articulation de ces deux points, la question environnementale et la question sociale, que doivent s'inscrire, à la fois le cœur de l'opposition à ce projet d'autoroute concédée, et la force de propositions nouvelles pour penser un développement autre du bassin Castres-Mazamet.,Quelle sera notre capacité à nous centrer sur les technologies vertes, sur l'économie de la connaissance, en bref, sur tout ce qui sera créateur de richesses dans les décennies à venir, sur tout ce qui constituera les moteurs d'une forme de développement alternative.
            Si l'on refuse de se pencher sérieusement sur ces questions, si l'on refuse de dire aux habitants toute la part qu'ils peuvent prendre dans l'économie de demain, si l'on s'épargne de leur présenter les avantages majeurs dont notre région dispose pour se montrer compétitive dans ce nouvel environnement économique, on ne commet pas seulement un contre-sens historique. On se prive de ce formidable levier que devrait constituer ce moment de débat public pour poser, sereinement mais aussi de manière enthousiaste la question de savoir quel rôle nous voulons jouer dans l'avenir, quelle place nous souhaitons voir occuper par notre bassin dans le nouveau modèle de civilisation qui est en train de s'établir sous nos yeux.
            Au final, ce qui est en débat, c'est bien la question suivante : veut-on se doter, dès maintenant, des moyens de s'inscrire dans de nouveaux modèles économiques qui sont déjà des réalités ailleurs, et pas des rêves chimériques d'apprentis-sorciers écologiques? Ou va-t-on continuer à s'inscrire dans les visions dépassées d’un modèle à bout de souffle? Castres aurait dû avoir une autoroute. Ça n'a pas été le cas. Plutôt que de continuer à vouloir prendre une revanche sur le passé, adoptons une attitude volontariste, et faisons d'un manque un atout. Montrons que sans deux fois deux voies, on peut assurer un développement plus important à notre bassin. La promesse d'ouverture que semble véhiculer le projet d'autoroute concédée pourrait bien déboucher sur l'impasse d'une fermeture totale de notre région au monde qui l'entoure, et qui lui, bascule dans une autre époque... Nous resterions paradoxalement dotés d’une 2x2 fois voies et une nouvelle fois laissés au bord de la route.
            Depuis des années maintenant, une grande partie de nos élus nous entretient dans l'idée que ce projet d'autoroute est non seulement un droit, mais qu'il est aussi la clé de notre désenclavement et de notre futur développement économique... Puisse ce temps de débat nous montrer les dangers d'une telle illusion. Et nous permettre de méditer cette phrase de Roland Barthes : « la provocation d'un imaginaire collectif est toujours une entreprise inhumaine, non seulement parce que le rêve essentialise la vie en destin, mais aussi parce que le rêve est pauvre et qu'il est la question d'une absence ».

Le monde change. Soyons acteurs de notre époque